Sur le concept d'égalité



Avant d’aller plus loin dans le développement de ce mémoire, il convient de s’attarder sur les notions d’égalité et d’inégalité quisont protéiformes et couvrent une multitude de facettes comme l’égalité réelle, l’égalité des chances, les inégalités objectives et les inégalités subjectives et préciser ce qu’on entend dans ce mémoire par égalité et son pendant a priori négatif d’inégalité. Cette introduction s’emploie également à revenir surl’histoire de l’île de la Réunion de sa colonisation au XVIIème siècle jusqu’aux années 80 au travers des politiques publiques qui ont étémenées pour assurer le rattrapage économique et social de cette ancienne colonie. On ne peut pas faire abstraction de cette histoire car elle continue à influencer durablement la société réunionnaise comme on pourra le constater tout au long de ce mémoire.

Inspirée par les philosophes des lumières, la Révolution Française a fait du principe d’égalité un des fondements de la nouvellesociété, elle est ainsi mentionnée dès l’article 1 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen rédigée en 1789 « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits[1]». Quelques années plus tard, les mêmes révolutionnaires dans le même espritd’égalité, allèrent jusqu’à abolir  l’esclavage dans les colonies avec la loi du 16 pluviôse an II (4 février 1794) en décrétant que "La Convention nationale déclare aboli l'esclavage des nègres dans toutes les colonies; en conséquence, elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies sont citoyens français et jouiront de tous lesdroits assurés par la constitution".

Il a fallu cependant du temps pour que l’application de l’égalité des droits soit une réalité, on ne gomme pas d’un trait des sièclesd’inégalités sociales, de traditions et de comportements sociaux dictés par une Église omnipotente et moralisatrice. Ainsi dès cette époque, les femmes étaient exclues de l’application du principe d’égalité en restant cantonnées dans les tâches domestiques en dehors de la société civile. L’esclavage, dont l’abolition n’a jamais été vraiment appliquée, a été rétabli de fait officiellement dans les colonies par Napoléon en 1802 pour n’être aboli à nouveau eteffectivement qu’en 1848. À travers les vicissitudes de l’histoire les gouvernants ont fait évoluer le droit et multiplier les politiques publiques de justice sociale pour réduire les inégalités de conditions, de situation et de position pour permettre à chacun d’évoluer dans la société suivant son mériteet son travail.

Jusqu’à la seconde guerre mondiale, dans ce qui s’appelait encore les colonies, la République entretenait sciemment un système purementinégalitaire avec des autochtones qui n’avaient même pas le statut de citoyen, mais celui d’indigènes. Le code de l’indigénat, entré en vigueur dans lescolonies françaises en 1887, distinguait deux catégories de personnes : les citoyens français issus de la colonisation de souche française métropolitaine et les autres personnes, les indigènes, issues de l’esclavage et de l’engagisme. Le code stipulait que les indigènes étaient exclus du droit commun et étaient privés de droits politiques et d’une majorité de droits liés à leur liberté. Malgré cela il avait le même droit de se faire tuer sur les champs debataille d’Europe, loin de chez eux. Au sortir de la guerre, le préambule de la constitution de 1946 affirmant que « La France forme avec les peuples d'outre-mer une Union fondée sur l'égalité des droits et des devoirs, sansdistinction de race ni de religion[2]» pouvait faire croire que les habitants des colonies accédaient enfin au statutde citoyen et pouvaient jouir d’une égalité des droits de fait. Pourtant ce n’était qu’un leurre destiné à pérenniser l’Union française et son empirecolonial. Ce n’est que quand le processus de décolonisation fut achevé que les habitants des départements d’outre-mer furent intégrés dans l’ordre juridique national.

L’égalité réelle

Il faut faire la distinction entre égalité formelle et l’égalité réelle. L’égalité devant la loi donne une égalité de traitement des individus (égalité formelle) mais les capacités différentes de chacun et les fondements de la société ne leur donnent pas la possibilité de pouvoir accéderaux mêmes conditions d’existence (égalité réelle).

C’est Condorcet en 1791 qui définit la première fois le concept d’égalité réelle, dans son essai « Cinq mémoires sur l'instruction publique »[3]. Sa pensée se résume dans cette phrase « Les lois prononcent l’égalité dans les droits, les institutions pour l’instruction publique peuvent seules rendre cette égalité réelle ». L’égalité de droit inscrite dans la loi n’est pas suffisante, seule l’éducation permet d’atteindre l’égalité réelle. Dans le Journal d’instruction sociale[4] coécrit avec Sieyes et Duhamel en 1793 il écrit qu’« Il ne peut y avoir ni vraie liberté, ni justice dans une société, si l’égalité n’y est pasréelle ». L’égalité réelle devient donc un prérequis à la liberté et à la justice sociale.

Par la suite de nombreux penseurs, philosophes et politiques vont s’approprier le sujet et dresser le contour de l’égalité réelle. On retiendra deux auteurs récents dont les pensées ont sensiblement influencé les doctrines contemporaines en matière d’égalité réelle dans le débat public et politique. Il s’agit en premier lieu de l’américain Johan Rawls, dans son livre « a theory of justice »[5] il promeut schématiquement un libéralisme égalitaire avec une économie de marché génératrice de richesses quiseraient redistribuées sous la responsabilité de l’État et qui reposerait sur deux principes  :

·         le principe que la liberté individuelle ne peut être sacrifiée sur l’autel du bien commun rompant avec l’utilitarisme en vogue à l’époque dans les courants de pensée aux États Unis qui voulait qu’une action était considérée comme bonne si elle profitait à un maximum de personnes au détriment de quelques unes ;

·         le principe de différence qui stipule que les inégalités sont injustifiées sauf sielles profitent aux plus défavorisés.

Et en deuxième lieu l’économiste et philosophe indien, Amartya Sen, détenteur du prix Nobel d’économie en 1998, considère que les capacités et la liberté de chaque individu, englobés sous le concept de capabilité, ne sont pas égales et que la redistribution des richesses ne suffitpas à atteindre à elle seule l’égalité réelle. L’égalitarisme se confond donc avec l’égalité des capabilités. Or pour y parvenir, il est nécessaire d’y adjoindredes facteurs sociaux et culturels, le traitement de l’inégalité des capabilités sera donc différent en Inde ou en France.

Il existe donc des approches multiples quand on parle d’égalité réelle qui évoluent avec les courants de pensée. Elle peut s’appréhender aussi bien de manière globale ou limitée à son aspect social, juridique, économique ou culturel. Dans la suite de ce document on adoptera la définitiondonnée par Victorin Lurel  auteur du rapport sur l’égalité réelle outre mer[6] « l’égalité réelle est (...) la conjonction de l’égalité civique, politique, sociale et économiqueconvergeant vers les niveaux de vie nationaux».

La notion d’égalité réelle connaîtra une consécration dans le droit français via la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer du 28 février 2017[7] sur laquelle nous reviendrons plus loin dans ce document. On constatera via cette loi que l’égalité réelle pour ce qui concerne l’outre-mer ne va pas de soi et qu’il faut en passer par une loi spécifique pour pouvoir la réaliser.

L’égalité des chances

L’égalité des chances peut se définir comme la possibilité de tout individu de s’élever dans la société indépendamment de son statutsocial, de ses origines et de sa religion et seulement en fonction de son mérite et du service qu’il peut apporter à la société comme le rappelle l’article 1 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen[8]. Ce principe d’égalité des chances est un des fondements de la pensée de John Rawls, évoqué précédemment, qu’il a développé dans son livre « a theory of justice »[9] « en supposant qu’il y a une répartition des atouts naturels, ceux qui sont au même niveau de talent de capacité et qui ont le même désir deles utiliser devraient avoir les mêmes perspectives de succès, ceci dans tenir de leur position initiale dans le système social ».

La notion d’égalité des chances a fait son apparition dans la vie politique française sous laprésidence de Valery Giscard d’Estaing qui parlait d’égalisation des chances[10]. L’éducation, plus particulièrement en enseignement élémentaire, devait être le vecteur de l’égalité des chances « pour effacer les origines culturelles et sociales ». Cette notion a refait son apparition dans le débat public qu’en 2006 suite aux émeutes dans les banlieues survenues en 2005 qui a subitement mis en exergue le lien direct entre inégalités et moindre chance de réussite. Le gouvernement d’alors déclarant même l’égalité des chances comme grande cause nationale[11]. Ce début de prise de conscience a débouché en 2006 sur la loi pour l’égalité des chances[12], complétée par la suite par des dispositifs divers dont la création d’un ministère de l’égalité des chances, disparu depuis.

Les inégalités objectives

Qualifier les inégalités est toujours une opération délicate tant le sujet est vaste et les définitions extensives et plurielles.Dans le présent document, on parlera d’inégalité à propos de différence de traitement, de position et de statut entre groupes sociaux. On se limitera auxinégalités objectives qui se constatent et se mesurent entre les départements d’outre-mer et la métropole. Parmi celles-ci on pourra recenser les inégalités qui se mesurent par un moyen statistique comme les revenus, ou les inégalités de traitement avec des normes différenciées.

Au niveau des indicateurs, on pourra se baser sur ceux de l’INSEE ou d’indicateurs reconnus internationalement comme celui de Gini[13] très utilisé pour mesurer l’inégalité de revenus dans un pays et pouvoir le comparer à d’autres pays.

Au final, l’inégalité étant un terme plurivoque, il est nécessaire de l’aborder par ses différentes facettes pour en dégager unesynthèse qui a du sens.

Les inégalités subjectives

Les inégalités subjectives est une notion développée par les sociologues (cf. travaux de Michel Wieviorka[14] et de Marie Duru-Bellat[15]) qui tend à affirmer que les inégalités ressenties par un corps social vont influer sur leur comportementsocial et ce faisant entretenir et reproduire les inégalités. Les inégalités ressenties sont celles dont les personnes s’estiment victimes et qu’ilsjustifient, expliquent et légitiment de manière plus ou moins inconsciente au point d’en affecter leur jugement. Elles vont conduire les personnes à se créer des interdits en s’enfermant dans un schéma social limité dont elles estiment ne pas avoir la capacité d’en sortir. Ces inégalités subjectives ne sont pascorrélées avec les inégalités objectives, elles sont non quantifiables et mesurables, mais elles sont souvent héritées d’un passé marqué par des fortes disparités sociales entre classes. Les vieilles colonies avec leur passé colonial et esclavagiste sont le parfait exemple d’application de cettethéorie, les descendants des esclaves subissent cette pression psychologique qui obère toutes chances de réussir et de s’élever dans l’échelle sociale. Lesclasses dominante et dominée perdurent avec le temps et les inégalités subjectives sont bien souvent plus déterminantes dans la dynamique de reproduction des inégalités que les inégalités objectives.

Faut-il combattre toutes les inégalités ?

La notion d’inégalité est souvent liée à celle d’injustice au point que les deux termes sont devenus indissociables et synonymes. Pourtantl’inégalité se réduit à une différence entre des groupes sociaux qui peut s’expliquer par une différence de situation entre les groupes sans qu’on puissey rattacher systématiquement une notion d’injustice sociale. On peut même aller plus loin en affirmant que la diversité des inégalités est inhérente à notre monde et en fait sa richesse, car elle constitue un moteur d’évolution sociale et de progrès, permettant à l’Homme de s’élever. Par analogie avec les lois dela physique, tout processus vivant et social tend à combler un déséquilibre quel qu’il soit pour arriver à un équilibre, or la recherche de l’égalité absolue conduit à une stabilisation, à une stagnation qu’on pourrait assimiler à la mort. On peut mettre également en parallèle certaines régimes politiques qui ont prôné l’égalité totale des citoyens dans le domaine politique, social, civil et tendant à la suppression de toutes les inégalités économiques entre les citoyens. Le communisme est le parfait exemple d’une société qui a imposé l’égalité économique entre ses citoyens, même si la caste de privilégiés n’ajamais été totalement supprimée comme les théoriciens du communisme l’avaient envisagé au départ. Dans les faits l’investissement personnel pour s’éleverperdait tout son intérêt car on privait du fruit de leur travail ceux qui parvenait à créer de la richesse au profit de toute la communauté. Ce régiment conduisait à une réduction mécanique de la richesse globale et à une paupérisation de la société. Alexandre Soljenitsyne a parfaitement résumé la notion d’égalité en faisant le lien avec la notion de liberté, avec d’autant plus légitimité et de justesse compte tenu de son histoire personnel « les hommes n’étant pas dotés des mêmes capacités, s’ils sont libres ils ne seront pas égaux et s’ils sont égaux c’est qu’ils ne sont pas libres ».

Néanmoins, les révolutionnaires de 1789 ont érigé l’égalité comme le principe fondateur de la République Française et de la cohésionsociale. Elle reste encore une valeur fondamentale qui régit notre société. Toutefois elle ne s’applique pas avec la même intensité, ni avec les mêmes règles suivant la matière juridique et la situation. Le principe d’égalité s’applique ainsi de manière rigoureuse pour les droits politiques (électorat et éligibilité), mais à l’inverse il peut exister des modulations par exemple pour le paiement des impôts en fonction des ressources. Par ailleurs les inégalités de situation sont même inscrites dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’article 6[16] sur l’accès aux places et emplois publics stipule qu’il est ouvert à tous lescitoyens « selon leurs capacités et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leur talents ». Plus loin encore, il peut être admis des discriminations positives, ces sont des inégalités juridiques detraitement qui sont créées pour favoriser une catégorie de personnes afin de combler une inégalité. L’outre-mer a été et reste ainsi un champ d’expérimentation institutionnel de toutes sortes de politiques de discriminations positives.





[1] « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 | Légifrance, leservice public de l’accès au droit », consulté le 8 mai 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789.

[2] « Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 | Légifrance, le servicepublic de la diffusion du droit », consulté le 8 mai 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Preambule-de-la-Constitution-du-27-octobre-1946.

[3] Jean-Antoine-Nicolas de Caritat Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. par Charles Coutel et Catherine Kintzler, Classiques des sciences sociales., 1791, consulté le 27 septembre 2018, https://doi.org/10.1522/cla.coj.cin.

[4] Jean-Antoine-Nicolas de Caritat (1743-1794 ; marquis de) Auteur du texteCondorcet, Emmanuel-Joseph (1748-1836) Auteur du texte Sieyès, et Jules-Michel Auteur du texte Duhamel, Journal d’instruction Sociale ([Reproduction En Fac-Similé]) / Par Les Citoyens Condorcet, Sieyes et Duhamel, 1793, consulté le 27 septembre 2018,  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97249.

[5] John Rawls, A theory of justice, Rev. ed (Cambridge, Mass: Belknap Press of Harvard University Press, 1999).

[6] Victorin Lurel, « Rapport au premier ministre Egalité réelleoutre-mer », consulté le 27 septembre 2018, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/164000180.pdf.

[7] « Loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalitéréelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique », consulté le 27 juillet 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000034103762&categorieLien=id.

[8] « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 | Légifrance, leservice public de l’accès au droit » (2018), https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789.

[9] John Rawls, A theory of justice, Rev. ed (Cambridge, Mass: Belknap Press of Harvard University Press, 1999).

[10] D’Ormesson Jean Giscard d’Estaing Valéry, « Interview de M. Valery Giscardd’Estaing au journal Le Figaro du 21 mai 1975 sur la réduction des inégalités et l’égalisation des chances, la vie politique, la construction européenne, lasituation économique et sociale et la fonction présidentielle », 21 mai 1975, consulté le 27 octobre 2018, http://discours.vie-publique.fr/notices/757011700.html.

[11] « Décision du 31 août 2006 portant attribution du label « Grandecause nationale » et du label « Campagne d’intérêt général » pour l’année 2006 », consulté le 11 octobre 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000459016.

[12] « Loi n° 2006-396 du 31 mars 2006 pour l’égalité des chances »,consulté le 7 septembre 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000268539.

[13] INSEE, « Définition - Indice de Gini / Coefficient de Gini »,consulté le 5 octobre 2018, https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1551.

[14] Michel Wieviorka, Les sciences sociales en mutation (Sciences Humaines), consulté le 8 mai 2018, https://editions.scienceshumaines.com/les-sciences-sociales-en-mutation_fr-281.htm.

[15] Marie Duru-Bellat, « La face subjective des inégalités. Une convergenceentre psychologie sociale et sociologie ? », Sociologie 2, no 2 (2011): 185, consulté le 8 mai 2018, https://doi.org/10.3917/socio.022.0185.

[16] « Constitution de la 5eme République Française », 4 octobre 1958,consulté le 8 mai 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Constitution-du-4-octobre-1958.